La
première de La Sauvageonne, d'Edmond Guiraud, a lieu
au Théâtre des Bouffes-Parisiens le 27 mai 1914, deux
mois avant le début du premier conflit mondial. Polaire,
qui vient d'avoir quarante ans, prouve " une
fois de plus ", écrit
Ernest La Jeunesse, " combien
son talent primesautier, sincère et vibrant, soutenu par
des dons scéniques de tout premier ordre, lui permet les
ambitions les plus légitimes et les plus justifiées. "
(1)
Le 1er août 1914, tandis qu'elle se trouve " chez
Lecomte, le coiffeur de la rue Daunou ", Polaire
entend " une clameur indescriptible
éclater dans la rue. " L'ordre de la mobilisation
générale vient d'être lancé presque simultanément
par Paris et Berlin. Elle ne partage pas le sentiment de soulagement
éprouvé par un grand nombre de ses contemporains,
mais elle pressent, bien au contraire, à quel point cette
guerre allait être terrible.
Elle avait signé deux jours plus tôt un contrat pour
jouer dans un théâtre londonien. Ayant appris que les
représentations devaient bien avoir lieu malgré la
déclaration de guerre, elle se rendit dans la capitale anglaise
pour apprendre que " tout
avait changé : on ne jouait plus ! "
Quelques mois plus tard les autorités décident de
rouvrir les salles de spectacle. Polaire se rend à Londres
au début de 1915 pour jouer au Coliseum Agathe à
Petrograd, d'Henri Varna et Léo Lelièvre. Réjane
est, elle aussi, à l'affiche et Polaire s'en réjouit
car elle a " toujours eu
pour cette artiste de génie la plus profonde admiration ".
Pendant la guerre Polaire voulut se rendre sur les champs de bataille
pour porter secours aux blessés. Mais elle y renonça,
un ami l'ayant convaincue que cette générosité,
dont il ne doutait pas, serait probablement mal interprétée.
Même si les théâtres ont rouvert leurs portes,
la qualité des spectacles qu'ils proposent durant ces années
tragiques ne pouvait, bien sûr, rivaliser avec les fastes
d'avant-guerre.
Polaire joue surtout dans des théâtres de quartier
et parvient à remonter Claudine, " mais
sans le prologue, ce qui réduisait sensiblement nos frais ".
Pour que le spectacle ait une durée suffisante, Marjal chantait
des romances de son répertoire pendant un intermède
qui fut ajouté au tableau de la « Souris convalescente ».
(2)
Les représentations sont fréquemment interrompues
par les bombardements aériens et les tirs non moins meurtriers
de la « grosse Bertha ». " A
tout instant, c'était la fuite éperdue, la descente
affolée dans les caves... " Un soir, un
obus traversa le toit d'un théâtre de Belleville où
jouait Polaire. Elle parvint pourtant à rassurer le public
qui, pris de panique, s'apprêtait à quitter la salle.
La représentation se déroula sans incident mais, à
minuit, " un nouvel ouragan de feu
s'abattit sur le quartier. [...] Nous
fûmes bloqués jusqu'à l'aube. "
Un autre soir, au Zénith, une alerte survint avant le début
de la représentation et le public se réfugia alors
dans une station de métro, avec les acteurs. Ceux-ci furent
priés de jouer la pièce en attendant la fin de l'alerte
et Polaire trouva la demande " si naïvement
inconsciente " qu'elle en éprouva
une " souffrance atroce ".
Nous ignorons si la pièce fut jouée, mais elle ajoute :
" L'anéantissement de tout n'eût-il
pas été préférable, à ce moment ?...
C'est du moins ce que je pensais alors... Je ne suis pas sûre
de ne plus le penser aujourd'hui... (3) "
En mai 1918, six mois avant l'armistice, Polaire et Marjal se rendent
aux studios Pathé et y enregistrent Allo ! Chéri
(une chanson téléphonée). Une jeune
femme demande à l'homme qui la courtise au téléphone
de lui payer son loyer. Lorsqu'il feint de ne pas l'entendre, mais
la supplie d'accepter qu'ils se rencontrent, elle l'éconduit,
non sans humour :
|
Non, cent
fois non, c'est banal, trop banal
Mais si vous m'aimez je vous offre un régal
A vous mon coeur, et toute ma personne,
Oui je me donne, par téléphone,
C'est plus original ! |
Polaire,
qui avait déjà enregistré plusieurs des succès
de son répertoire, continuera à enrichir son oeuvre
discographique jusqu'en décembre 1936. Il est aujourd'hui
possible, grâce aux recherches d'un collectionneur, Jacques
Primack, et au courageux travail d'édition de Chansophone,
d'entendre sur compact-disque une dizaine de ses chansons.
Début 1921, Polaire joue avec succès au théâtre
Marjal dans Marie Gazelle, de Nozière, dont elle avait
déjà été l'interprète en 1909
dans La Maison de Danses. Bien des années plus tard,
Colette rendra une nouvelle fois hommage à son talent en
rappelant que, " d'une réplique
à l'autre, Polaire cessait d'être une comédienne
inexpérimentée pour se comporter en tragédienne... "
(4)
En mars, la presse rapporte que Polaire s'est fait voler des pendants
d'oreilles : deux diamants de 12 carats chacun sertis dans
une monture de platine et réunis par une chaînette
de même métal avec des perles fines. Ces bijoux étaient
estimés à 80.000 francs (5).
Certains journalistes semblent compatir, mais d'autres ironisent,
se demandant s'il ne s'agit pas en réalité d'une opération
publicitaire.
En juillet, alors qu'ils rentrent à Paris après un
séjour dans le Midi, Polaire et Marjal ont un accident d'automobile
à Saint-Maxima. Polaire souffre d'une légère
fracture du crâne, mais elle ne renonce pas à son projet
de faire, dans le Nord, une tournée qu'elle a organisée
et qui la mènera, entre autres, à Deauville, Trouville
et Paramé.
En 1922, Polaire joue dans La Flamme, pièce en quatre
actes de Charles Méré. Bien que, pour sa part, le
public ait compris depuis longtemps que Polaire était tout
aussi douée pour le théâtre qu'elle l'était
pour la chanson, de nombreux critiques donnaient l'impression de
découvrir ses qualités d'actrice à chacune
de ses prestations. Citons Gaston Sorbets qui écrivit dans
l'article qu'il consacra à La Flamme que " Polaire,
d'une verve et d'un naturel inimitables dans les scènes pittoresques
du bar montmartrois, a confirmé par ailleurs tout ce qu'on
soupçonnait de sa puissance dramatique. " (6)
Début 1923, Polaire est la vedette de Toutes les Femmes,
la nouvelle revue du Palace dans laquelle elle interprète
le rôle de Claudine. On sent bien, à la lecture d'un
entretien qu'elle a accordé à l'Intransigeant,
qu'elle craint que ce retour sur la scène d'un music-hall
ne la détourne du théâtre auquel elle veut consacrer
toute son énergie : " Le
music-hall ! J'y avais renoncé définitivement. Je
le croyais, du moins ! Mon plus profond désir était,
depuis quelques années, de me consacrer uniquement à
la comédie dramatique. " (7)
|
En octobre, Polaire joue Madame Sans-Gêne au Théâtre
de la Porte-Saint-Martin. Même si la critique est très
réservée sur l'interprétation de Polaire, estimant
en particulier qu'elle ne respecte pas toujours le texte de Victorien
Sardou et qu'elle " se souvient
trop d'avoir été Claudine " (8),
comme l'écrit Marcel Achard, le succès est une nouvelle fois
au rendez-vous. Car le public se déplace surtout pour voir
Polaire, et " il aime Claudine,
sa désinvolture, son bongarçonnisme. Il rit, il s'amuse. "
(9)
Fin septembre 1926, alors qu'elle rentre du Tremblay en taxi après
avoir assisté à une réunion hippique, Polaire
est victime d'un accident sur le cours de Vincennes. Elle est blessée
à la tête assez grièvement, et doit interrompre
les représentations de Zaza, la pièce qu'elle
jouait avec succès et pour laquelle elle touchait 30.000
francs par mois.
Elle obtient tout d'abord 75.000 francs de dommages-intérêts
lors d'un premier jugement, puis 120.000 francs en appel le 15 mars
de l'année suivante, son avocat ayant fait valoir qu'elle
n'avait pu honorer ses engagements pendant trois mois.
En 1926, le fisc demande à Polaire d'acquitter une somme
de 10.800 francs pour sa villa d'Agay. Elle semble avoir pris à
la légère les injonctions qu'elle a reçues.
Cependant il n'est pas impossible qu'elle se soit en fait trouvée
dans l'impossibilité de régler cette somme. Car, nous
l'avons dit, Polaire joue, et le jeu a sans doute déjà
eu raison de sa fortune.
Dans la nuit du 10 au 11 février 1928, comme elle rentre
chez elle après avoir donné une représentation
au concert Mayol, des amis l'avertissent que des huissiers vont
saisir les bien de sa villa. Elle adresse aussitôt un télégramme
au percepteur pour l'informer qu'elle va payer. Mais il est trop
tard. " On a traîné
hors de ma villa tout ce qui présentait quelque valeur. […]
Mes statuettes, des bronzes, des portraits, un buste par Cipriani,
tout cela est parti… " (10)
Ses biens sont vendus sur la place publique à Saint-Raphaël.
La presse prend parti pour Polaire et s'insurge contre les méthodes
employées par le fisc, relevant d'assez nombreuses irrégularités
survenues lors de la saisie. Mais rien n'y fera.
Dans un entretien publié quelques jours plus tard, Polaire
avoue son désarroi : " Mon
existence, je ne m'en cache pas, est présentement des plus
difficiles. Contrainte de vendre tout ce que je possédais,
mon hôtel particulier à Paris, un autre immeuble et
mes bijoux, je vis actuellement de mes cachets d'artiste. "
(11)
Lorsque Pierre Lazareff,
alors jeune journaliste, la rencontre fin 1929 pour un entretien,
il constate qu'elle " a conservé
sa fraîcheur d'âme et son enthousiasme, et
[que] les déboires n'ont point terni l'éclat
un peu cruel de ses yeux, sous les paupières bleuies. "
(12) Polaire lui confie qu'elle
" joue des sketches dans
les théâtres de quartier "
et déclare : " Pour
les gars du peuple, voyez-vous, j'ai gardé tout l'éclat
d'une grande vedette. "
Début octobre 1931, Polaire commence une tournée de
quatre mois au cours de laquelle elle joue dans Deux fois vingt
ans, une pièce dont Pierre Frondaie lui a confié
la création. Elle a fait quelques jours plus tôt " un
bout d'essai au ciné parlant, comme tout le monde ".
(13)
Polaire jouera dans trois films : Amour... Amour de Robert
Bibal en 1932, Ame de Clown de Marc Didier et Yvan Noé
en 1933 et dans Arènes Joyeuses de Karel Anton en
1935.
En septembre 1932, la presse annonce que Polaire travaille à
la rédaction de ses mémoires, Les Souvenirs de
Claudine. Le livre paraîtra en réalité sous
le titre Polaire par elle-même.
On ne peut exclure que Colette se soit opposée à l'utilisation
du nom du personnage qu'elle avait créé, et ce d'autant
plus que le sous-titre de Mes Apprentissages qui sera publié
trois ans plus tard est : Ce que Claudine n'a pas dit.
A un journaliste de Fantasio qui lui demande qui est l'auteur
de son livre, Polaire explique : " J'ai
[...] demandé à mon ami
Charles Cluny, qui a déjà rendu le même service
à Mayol, de mettre mon manuscrit en ordre, et en bon français... ".
(14)
Le livre paraît fin juillet 1933. Colette avait été
sollicitée pour écrire une préface mais elle
avait refusé, car elle craignait un scandale que semblaient
annoncer les déclarations de Polaire au sujet des comptes
qu'elles réglerait dans ses Mémoires.
La presse se fait largement l'écho de leur publication et
tous les admirateurs de Polaire, comme les nombreux nostalgiques
de la Belle Epoque, sont au rendez-vous. Cependant, comme l'écrivit
alors un journaliste, " les Mémoires
de Polaire sont comme elle : sincères, humains, modestes
[...], on a presque l'impression qu'il
ne lui est rien arrivé. " (15)
Et l'on peut effectivement regretter qu'ils ne parviennent pas davantage
à restituer l'exubérance et l'originalité de
celle qui parvint à marquer son époque à force
d'obstination et de talent.
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Comoedia
illustré, 20 juin 1914.
2 Le
nom du cabaret où se déroule ce tableau est une
allusion de Willy au célèbre « Rat Mort »
de la place Pigalle.
3 En
1933.
4 Colette,
En Pays Connu (Trait pour Trait),
pp. 310-311.
5 Précisions
basées sur un article signé André Rigaud,
publié dans un quotidien, le 25 mars 1921.
6 La
Petite Illustration, N° 87, 4
mars 1922.
7 L'Intransigeant,
25 février 1923.
8 Paris-Soir,
15 octobre 1923.
9 Ibid.
10 Le
Journal, 15 février 1928.
11 Ibid.
12 Paris-Midi,
6 novembre 1929.
13 Le
Quotidien, 5 octobre 1931.
14
Fantasio, 1er
novembre 1932.
15
Vu,
30 août 1933.
Sauf
indication contraire,
toutes les citations sont extraites de
Polaire
par elle-même
Editions Eugène Figuière, Paris, 1933
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