Emélie
Marie Bouchaud est née le 14 mai 1874, au carrefour de l'Agha,
près d'Alger. (1)
Son grand-père paternel avait été
débarqué en Algérie suite à sa condamnation
pour avoir crié « Vive
la République ! »
lors des événements de 1848.
Son père, François Bouchaud, est Algérois " mais
de pure race française ",
précise-t-elle dans ses Mémoires. Elle souligne cependant
qu'il " avait bien les yeux
du pays, qu'il m'a légués avec une intensité
de caractère accrue : des yeux bruns, ouverts dans le sens
de la longueur, vers les tempes ".
Sa mère, Lucile Milandre, à qui elle voua toute sa
vie un amour sans borne, est née à Clamecy, dans la
Nièvre, en 1846.
François Bouchaud, qui avait créé un service
de liaison entre Rovigo et Alger, meurt de fièvre typhoïde
alors qu'Emilie n'a que cinq ans. Sa mère, malgré
son inexpérience, s'efforce de sauver l'entreprise familiale,
mais le courage dont elle fait preuve ne lui permet pas d'éviter
la faillite. La jeune Emilie, ainsi que ses deux frères,
Edmond et Marcel, et sa sœur, Lucile, seront bientôt confiés
à leur grand-mère.
Emilie vient pour la première fois en France en 1889. Elle
visite l'Exposition universelle qui touchait à sa fin. Sa
mère ayant trouvé un emploi dans la capitale, elle
dut également se mettre à travailler. Mais quelques
mois plus tard, l'hiver approchant, et suite à diverses mésaventures
de sa fille chez les employeurs chez lesquels elle fut placée,
madame Bouchaud considéra qu'il était préférable
qu'Emilie retourne vivre chez sa grand-mère, à Alger.
En septembre 1890, elle revient en France où elle s'établit
définitivement. Elle ne la quittera plus que lorsque le succès
l'amènera à faire des tournées dans le monde
entier.
A Paris, elle retrouve son frère Edmond. Celui-ci a acquis
une certaine notoriété au café-concert sous
le nom de Dufleuve et c'est avec son aide qu'elle parvient à
passer une audition à l'Européen où il se produit.
L'impétuosité et la détermination de la jeune
Emilie lui valent d'être engagée (elle vient d'avoir
seize ans).
Le soir, tandis qu'elle contemple le ciel étoilé de
Paris, elle s'avise de la nécessité de se trouver
un nom de scène : " Pour
les Ourses, mieux valait, bien sûr, ne pas y penser… Mais
ne pourrait-on s'appeler Mlle Duberger… ou Mlle Polaire ?…
Polaire ! Cela me parut brusquement sonner clair, et à retenir… ".
Dans ses Mémoires, écrits en 1933, Polaire situe ses
débuts à l'Européen. S'il est probable qu'elle
y passa effectivement sa première audition, ses débuts
ont très probablement eu lieu à la Cigale. Plusieurs
entretiens qu'elle a accordés dans les années 1900 semblent
confirmer cette hypothèse : " Je
me vois achetant dans une boutique de la rue Biot (2)
une chanson à cinq sous, ignorant même ce que c'était
qu'une orchestration et débutant, le coeur angoissé,
sur les planches de la Cigale. Six mois après, j'étais
lancée. " (3)
Il ne fait cependant pas de doute que Polaire
a chanté très tôt à l'Européen.
En effet, dans l'ouvrage qu'ils ont consacré au music-hall
(4),
André Sallée et Philippe Chauveau mentionnent un programme
daté de 1890 qui annonçait les prestations de Max
Emilien, Fernand Kelm, Edmond Dufleuve et, pour les femmes, celles
de Bluetty, Jeannin et Polaire. Romi, pour sa part, situe les débuts
de Polaire l'année suivante, au Concert de l'Horloge :
" Polaire, sous le nom de
Poler, débuta en n° 4 au Concert de l'Horloge en 1891... "
(5).
Même s'il ne fut peut-être pas
aussi rapide qu'elle le raconta par la suite, Polaire obtient assez
vite un certain succès. Dès 1893, Le Courrier Français
note qu'elle " devient décidément
très en forme et se trémousse galamment "
(6)
et qu'elle est " aussi jolie
à regarder qu'agréable à entendre "
(7).
En 1895, Le Rire publie un dessin de Toulouse-Lautrec la
représentant sur scène. Si, pour ce qui est du physique,
ce dessin nous montre une Polaire ressemblant assez peu à
celle des photographies de l'époque, l'attitude nous permet
de mesurer l'énergie dont elle faisait preuve pendant son
tour de chant.
Polaire s'illustra dans le genre gommeuse épileptique.
Ces deux termes correspondaient en fait à deux genres du
café-concert. Les gommeuses se singularisaient par
une attitude aguicheuse et une élégance excessive,
les épileptiques par une intense activité corporelle
et gestuelle combinant danse, grimaces et chanson. " Pour
moi, dès mon début, je fis tout de suite ces gestes
exaspérés qui m'ont toujours été propres ; […]
Rejetant ma tête en arrière,
je chantais, en quelque sorte, avec mes cheveux battant au vent,
avec mes narines frémissantes, avec mes poings crispés… ".
Lorsqu'elle connut ses premiers grands succès
au théâtre, Polaire ne ménagea pas ses critiques
sur les chansons qui avaient fait d'elle l'une des plus célèbres
chanteuses du caf' conc' : " Savez-vous
ce que c'est que débiter des idioties, des pornographies,
tous les soirs, devant le public […] ! " (8)
Voici, pour
illustrer ses propos, un extrait de Lingaling, une chanson
qu'elle interpréta à l'Alcazar d'Eté :
Jeun's
fill's, gardez bien
Lingaling,
Ce qui vous appartient
C'est fragil' comme un lingaling
Et jamais ça n'revient
Surveillez, ô combien !
Avec sévérité
Le Lingaling, aling, ling,
Lingaling, aling, ling […] (9)
|
Mais,
précisément, c'était l'indigence de ces chansons,
et le fait qu'elles se situaient souvent aux confins du mauvais
goût, tout en jouant avec la tolérance des censeurs,
qui suscitaient l'engouement du public.
Le succès de Polaire n'était pas dû uniquement
au talent et à l'originalité dont elle faisait preuve
sur scène, mais également à son physique, et
à son étrange personnalité. Petite (elle mesurait
un mètre soixante et un), le corps tout en muscles et " presque
pas de seins " (10)
(comme Maurice Chevalier le souligna dans ses Mémoires),
son tour de taille de quarante-cinq centimètres (quarante-deux
selon certaines sources) fascinait à une époque où
les femmes s'imposaient mille tortures pour afficher une taille
de guêpe. Ajoutons à cela l'exotisme de son teint mat
et de ses " yeux de fellahine,
diamants noirs allongés jusqu'aux tempes "
(11) que
Willy et Jean Lorrain évoquèrent souvent, une énergie
infatigable et une désarmante spontanéité.
Un poème écrit vers 1902 par l'un de ses admirateurs,
Fritz van der Linden, nous permet de comprendre en partie les raisons
de l'attrait que Polaire exerça sur le public de l'époque :
Petite
dame,
Enfant et femme,
Fille et garçon,
Ange et démon,
Tendre Claudine,
Folle gamine,
Au corps troublant
|
Qu'un
vieux galant
En vain désire,
Moi, je t'admire
Pour tes grands yeux
Malicieux,
Etre adorable,
Beau petit diable !
|
|
En 1900 paraît
Claudine à l'Ecole de Colette et Willy (qui signe
seul, à l'époque, les romans écrits en collaboration
avec Colette) suivi, en 1901, de Claudine à Paris.
Polaire lit les deux romans et s'identifie au personnage principal.
Elle rêve secrètement de faire du théâtre
mais considère, à juste titre, que ses succès
au café-concert, loin de constituer un atout, la desserviront.
En 1901, un habitué de la Scala qui vient régulièrement
l'y applaudir l'aborde et lui fait part de sa conviction qu'elle
ne pourra donner toute la mesure de son talent que sur les planches
d'un théâtre. Quelques mois plus tard, lorsqu'il lui
suggère le rôle de Claudine, Polaire accepte, enthousiaste.
Mais lorsque la presse annonce que la pièce va être
jouée dans un théâtre parisien, et que Polaire
en sera l'interprète principale, Willy publie un article
dans lequel il précise qu'il a autorisé son ami Lugné-Poe,
" et
nul autre " (12),
à écrire une pièce tirée de Claudine
à l'école et Claudine à Paris.
Le jeune auteur s'efforce cependant de plaider la cause de Polaire,
aussi bien auprès de son ami Lugné-Poe qu'auprès
de Willy lui-même, lorsqu'il le rencontre pour la première
fois quelques temps après. Mais Willy se montre inflexible,
arguant que ce n'était pas " parce
qu'elle avait fait des petits chichis […] au
café-concert " qu'elle
pouvait " prétendre
à un rôle de cette importance " (13).
Lorsqu'elle a connaissance de ce refus et
des raisons qui l'ont motivé, Polaire, courroucée,
se précipite chez Willy. Contre toute attente, il se laisse
convaincre par sa fougue et ses arguments, et l'engage. Colette
écrira, bien des années plus tard, que lorsque Willy
avança les noms d'autres actrices qui avaient été
pressenties pour interpréter le rôle de Claudine, Polaire
lui répondit : " Non,
Meussieur Vili, Claudine, c'est moi. " (14)
La pièce, signée par
Willy et Luvey (15),
est créée le 22 janvier 1902 aux Bouffes-Parisiens.
Elle y sera jouée plus de cent vingt fois et connaîtra de
nombreuses représentations en province.
Le succès
est considérable et Willy, doué d'un sens aigu de
la publicité, commercialise d'innombrables articles inspirés
par l'héroïne et son interprète : " On
voit bientôt apparaître […] le
col Claudine assorti d'une lavallière à carreaux,
le Claudinet, col pour dames et enfants […],
le chapeau de Claudine chez Lewis […], le
Parfum de Claudine, lancé par Lenthéric à Marseille,
la lotion Claudine… ". (16)
Dans Mes Apprentissages, Colette ne
tarit pas d'éloges sur l'interprétation de Polaire
: " Elle comprenait tout
ce qui était nuance, finesse, arrière-pensée,
et le traduisait à ravir. "
Mais si l'écrivain
éprouva, sans aucun doute, de l'admiration pour l'actrice
et la femme que fut Polaire, il semble que son affection pour elle
ait été mesurée. L'explication de cette attitude
distante réside peut-être dans la confidence que Colette
fit à Renée Hamon (17)
: elle avait un jour exprimé son désir de faire
l'amour avec Polaire, mais celle-ci avait refusé.
L'hypothèse d'une liaison amoureuse entre Colette et Polaire
n'est retenue aujourd'hui par aucun des nombreux biographes de l'auteur
des Claudine et des témoignages convergents ne laissent
subsister aucun doute sur l'aversion de Polaire à l'égard
de l'homosexualité. Elle-même, dans ses souvenirs,
évoque la gêne qu'elle éprouvait, dans Claudine
à Paris, lors des scènes avec " ce
Marcel, outrageusement fardé, ondulé, oxygéné "
et ajoute, indignée : " Dire
que tant de légendes ont pu s'échafauder sur moi,
alors que je n'ai jamais pu comprendre les mœurs anormales !... ".
Bien que ses propos ne laissent subsister aucun doute, certaines
légendes ont la vie dure et beaucoup s'obstinent aujourd'hui
encore à faire de Polaire ce qu'elle ne fut jamais. (18)
Précisons
que son aversion ne conduisit pas Polaire à faire preuve
d'intolérance. Elle consacra l'un des chapitres de ses Mémoires
à Jean Lorrain dont la compagnie l'enchantait : " Grâce
à lui, tout prenait intérêt, les plus humbles
détails s'enrichissaient de poésie ".
Elle évoque également dans ces pages, avec une tendresse
amusée, le souvenir de Titine, un célèbre fleuriste
homosexuel de Marseille qui lui apportait chaque soir, dans sa loge,
les gerbes de fleurs que lui envoyaient ses admirateurs lorsqu'elle
jouait Claudine.
Quelle qu'ait été la nature des sentiments de Colette,
les pages qu'elle a consacrées à Polaire sont, de
toutes celles écrites par ses contemporains, celles qui nous
permettent le mieux de comprendre qui fut Emilie-Marie Bouchaud,
et de découvrir l'être infiniment fragile qui se dissimulait
derrière les traits de la femme excentrique qu'elle fut souvent,
sur scène comme dans la vie.
Polaire, quant à elle, dans ses Mémoires comme dans
divers entretiens, accorde une place prépondérante
à Willy qu'elle aima comme un père adoptif : " Ce
fut toujours un bon papa pour moi ".
L'affection teintée de paternalisme que lui portait Willy
a probablement favorisé ce sentiment. Il lui écrit
par exemple, dans un volume de Claudine à Paris :
" Pour notre petite « Lily »,
qui a joué ce rôle merveilleusement ".
Page 1
Page 2
Page 3
1 Selon
l'acte de décès de Polaire.
2
L'Européen était situé
au 5 de la rue Biot.
3 Comoedia
illustré, 1er Juin 1909.
4 Andrée
Sallée et Philippe Chauveau, Music-hall
et café-concert, Bordas Spectacle,
1985.
5
Romi, Petite Histoire des Café-Concerts
Parisiens, Jean Chitry, 1950.
6
Le Courrier Français, 18 Juin 1893.
7 Le Courrier Français,
17 Décembre 1893.
8 Gil
Blas, 27 octobre 1906.
9 Paroles
de Eugène Héros, musique de Eugène Dédé
Fils d'après un air anglais.
10
Maurice Chevalier, Ma Route et
mes Chansons, tome I, Julliard,
1946.
11 Extrait
d'un texte de Willy écrit vers 1902. Ecrivain et journaliste
célèbre de la Belle Epoque, Henry Gauthier-Villars,
dit Willy, fut le premier mari de Colette.
12
et 13
Cité dans un article publié par un quotidien,
vers 1905.
14 Colette,
Mes Apprentissages,
Ferenczi, Paris, 1936.
15 Pseudonyme
de Lugné-Poe et Charles Vayre.
16 François
Caradec, Feu Willy avec et sans
Colette, J.J. Pauvert, 1984.
17 Voir
le Journal de Renée Hamon dans Colette, Lettres
au petit corsaire, Paris, Flammarion,
1963.
18 Citons,
par exemple, le site militant américain du GLBTRT (Gay,
Lesbian, Bisexual and Transgendered Round Table) qui mentionne
« Emile-Marie Bouchard » (sic) dans
sa liste de 1.176 « Famous or Distinguished Gays,
Lesbians
and Bisexuals ».
Sauf
indication contraire,
toutes les citations sont extraites de
Polaire
par elle-même
Editions Eugène Figuière, Paris, 1933
Tous droits réservés
Copyright 1933 by POLAIRE
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