Une Etoile de la Belle Epoque 


Polaire

Une Etoile de la Belle Epoque



Nous reproduisons ci-dessous l'intégralité de l'article publié dans Je sais tout, N° 79 du 15 août 1911.


POLAIRE par Elle-Même

Aucune carrière théâtrale ne fut peut-être aussi rapide que celle de Mlle Polaire. Dans cet article, écrit spécialement pour les lecteurs de Je sais tout, la troublante et curieuse artiste a bien voulu passer rapidement en revue les étapes franchies par elle depuis ses débuts au café-concert jusqu'à sa dernière tournée – en Amérique.

Je suis seule, à me souvenir d'une certaine petite fille, qui, un soir de printemps, flânait dans Paris.
Le spectacle de la rue l'amusait follement et ses yeux s'émerveillaient sans cesse de l'animation prodigieuse de la grande ville, si différente des cités orientales, où son enfance s'était écoulée...
Mais tout ce bruit et cette agitation ne faisait (sic) que bercer inlassable-ment un rêve inné chez elle : faire du théâtre !
Durant sa promenade, elle entendit tout d'un coup un chant et un crin-crin, sans doute inharmonieux, mais qui lui semblèrent charmants, car alors elle n'était guère difficile.
A l'entrée d'une rue barrée, des camelots s'étaient installés : il y avait et la
« voyante », et le marchand d'épingles de cravates, et l'inventeur de corricide. Elle regarda ceux-là à peine car un peu plus loin, au milieu d'un nombreux public, une femme à la figure reluisante et à l'allure canaille, chantait. Un guitariste, que le ciel avait fait aveugle, probablement pour qu'il ne vit point sa sordide misère, en sourdine l'accompagnait, tandis qu'on devinait, à son aspect prospère, que le gai compagnon, têtant (sic) sa cigarette, qui se tenait près d'eux, était le garçon de recette et le trésorier de la troupe.
La musique était gentille, originale, les paroles non dépourvues d'un certain charme.
La petite fille écouta, écouta... jamais le plus enragé des mélomanes n'avait été plus attentif à aucune audition.
Au bout d'une heure, après avoir entendu la chanson cinq ou six fois, elle se décida à en acheter le texte. Le vendeur, au sourire avantageux la complimenta, mais galamment empocha les 4 sous !
Vite, elle regagna sa chambrette.
La fenêtre était ouverte et la rumeur de la ville montait, confuse et grandiose comme le bruit de la vague. La petite fille dédaigna toute cette poésie, et éperduement (sic) elle se mit à fredonner la chanson en faisant des mines devant son miroir, aux reflets faux.
Quinze jours après, elle se présentait à la Cigale pour
« donner une audition ».
Elle y alla bravement, témérairement, ignorante de la difficulté.
Elle y fut engagée, elle y chanta et y fut applaudie.
Et alors, de ce jour-là, il lui fallut à tout prix le succès.
Cette petite fille, c'était moi, Polaire.
Je n'ai jamais certes été coutumière des petites démarches obséquieuses, des complaisances exagérées, et mon caractère entier et ma franchise un peu rude, ne me concilièrent pas ces
« demi-amitiés » qui sont en quelque sorte « la claque » pour tous ceux dont la vie est publique !
Pourtant, il ne faudrait pas croire, si le sort à la vérité m'a favorisée, que mon histoire rappelle celle des bergères devenant reines, grâce à une de ces magiques baguettes de fée, que chacun secrètement implore !
Car j'ai souffert, en effet, des attentes, des indécisions, des incertitudes énervantes !
Que ce soit à la Scala, à l'Eldorado ou aux Folies-Bergère, depuis plusieurs années je recevais un accueil flatteur de la part du public, pourtant, je désirais d'autres lauriers, que j'ignorais comment cueillir.
Mes intimes, cependant, sachant que je voulais jouer la comédie, s'ingéniaient à m'en donner le moyen.
C'est ainsi que des amis communs à Mme Gyp et à moi, emmenèrent celle-ci m'entendre un soir, à la Scala.
Je ne me souviens plus exactement de ce que je chantais alors, mais je plus à la spirituelle femme de lettres qui traduisit l'opinion qu'elle avait sur moi d'un qualificatif original.
Comme on lui demandait si elle trouvait que mon jeu fut bon, adroit, agréable, etc., elle répondit :
– Elle joue en exaspérée !

                     P
OLAIRE CRÉE « CLAUDINE » ET « LE FRIQUET »

A quelque temps de là, au restaurant, des amis me conseillaient de lire Claudine à Paris. Ils affirmaient que, si ce roman était adapté à la scène, il y avait pour moi une intéressante création à faire avec le principal rôle féminin.
M. Gaston Polonais, entendant cette conversation, s'écria :
– Ce n'est pas
« Claudine » qu'il vous faut jouer, c'est Le Friquet.
Et il expliqua qu'avec la collaboration de Mme Gyp, il allait écrire une pièce intitulée Le Friquet, dans laquelle il y avait un rôle épatant, et que Mme Gyp serait contente de me voir le créer.
Sur ces entrefaites, on apprit que Willy avait donné l'autorisation à M. Lugné-Poe d'adopter (sic) à la scène Claudine à Paris.
Un de mes camarades conseillant au romancier de me prendre pour incarner le rôle de Claudine, Willy répondit que les succès même les plus éclatants au café-concert n'autorisaient pas une artiste à prétendre à un long et difficile rôle de comédie.
On me répéta ces paroles qui me vexèrent quelque peu et je me précipitai chez Willy pour l'attraper et non pour l'implorer.
Il me reçut d'abord froidement, et ma visite parut le contrarier, mais, peu à peu, mes phrases, mes gestes, devinrent plus véhéments, tandis qu'il m'écoutait avec plus d'intérêt.
Je fus sans doute éloquente et persuasive, car, lorsque je le quittais, il me dit qu'il ne voulait à aucun prix d'autre interprète que moi pour sa prochaine pièce.
Je n'avais pas agi par calcul, et c'est à mon amour-propre de
« café-concerteuse « que je dus de jouer Claudine et de compter un ami de plus, et un ami combien bon, fidèle et dévoué...
Willy fut dans ma carrière théâtrale en quelque sorte mon parrain, et deux fois
« mon auteur », puisque finalement ce fut lui, qui, avec Mme Gyp écrivit Le Friquet que j'ai joué dans la suite.
Un soir, aux Bouffes-Parisiens, durant les premières représentations de Claudine à Paris, il y avait dans la salle une bande de jeunes gens dont la gaité (sic), fortifiée sans doute par l'absorption d'alcools généreux, était aussi gênante pour les acteurs que pour le public.
La salle devint houleuse.
Au beau milieu du second acte, les bruyants spectateurs m'interpellè-rent ...
Je me troublai.
Alors Willy, qui était dans une loge avec Jean Lorrain me cria :
– Continue, Polaire, ne t'occupe pas de ces petits pochards...
Je repris mon aplomb, et, dès lors,
« les jeunes pochards » cuvèrent leur vin bien sagement.
A l'occasion de la centième, Willy écrivit un prologue dont je peux extraire les vers flatteurs pour moi... et convenables :

                    Polaire, art nouveau, fleur moderne
                    Troublant chef-d'œuvre d'or bruni
                    Quel prix faut-il qu'on vous décerne ?
                    Prix Montyon ou Montigny.

                    Ah ! vous faites vite les choses
                    Tantôt vous café-concertiez,
                    Vous méritiez toutes les roses,
                    A présent, tous les lauriers.

Et plus tard, dans Claudine s'en va, il a écrit ces lignes qui, paraît-il, me dépeignent admirablement :






« Ce brun visage égyptien, ou (sic) la bouche et les yeux semblent tracés de deux coups de pinceau parallèles, encadré de boucles rondes et dansantes comme celles d'une petite fille de 1828... mais c'est Mlle Polaire ! »
Et, plus loin :
« J'étudie son séduisant visage d'une mobilité cinématographique, qui exprime tour à tour l'exaltation, la révolte, la férocité, une mélancolie énigmatique, ombres qu'éparpille un rire brusque et secoué, tandis qu'elle lève son menton aïgu (sic) comme un chien qui hurle à la lune. »

                                     AU PAYS DES DOLLARS

Je me rappellerai toute ma vie mon arrivée à New-York.
Je m'attendais, certes, à trouver sur le quai de débarquement quelques représentants de la presse américaine, et je savais combien sont ennuyeuses les formalités de la douane de l'autre côté de l'Atlantique.
Néanmoins, quel fut mon émoi quand je vis une horde de gens se bousculant, m'entourer et m'assaillir comme si j'allais leur distribuer toute la fortune d'un milliardaire !
M
a femme de chambre ne fut pas plus heureuse que moi, et peu s'en fallut qu'elle ne soit écrasée ainsi que le cher petit chien, tenu dans ses bras.
Pour augmenter mon désarroi, j'appris par un de ces énergumènes que toutes mes malles contenant mes toilettes de théâtre et mes effets personnels, mes caisses de chapeaux, tous mes bagages en un mot, étaient arrêtés à la douane.
La chose était exacte et, en outre, je fus même obligée de déposer à ladite douane mes bijoux. Je protestai de toutes mes forces. Sans doute, l'employé qui me recevait était sourd, car il répondit par des phrases vagues à mes violentes réclamations.
Je renonçais (sic) à toute discussion, pensant que le directeur de Victoria Variétés saurait bien vite aplanir toutes les difficultés. Je cédais (sic). On me donna de mon dépôt, un reçu qu'on mit plus d'une demi-heure à libeller.
Pendant ce temps, tous les journalistes qui étaient à mes trousses, ne prononçaient pas une parole, mais épiaient, avec une inlassable curiosité, mes moindres gestes, et le plus gravement du monde, avec minutie, prenaient des notes, qui auraient dû remplir rapidement le minuscule calepin que tous avaient en mains.
Je sortis de la douane, et partis à la recherche d'un hôtel.
Comme mon ombre, ils me suivirent...
Je n'avais pas fait cent mètres que j'aperçus sur un mur une gigantesque affiche occupée par une silhouette bizarre, énorme, monstrueuse, et ressemblant aussi peu à un être humain que ces dieux des races primitives ou dégénérées.
Et, stupide, bouche bée, je lus, dessous, en caractères hauts d'un pied :

Mlle Polaire.
The ugliest woman in the world is coming.
If you think you have a small waist, come and see. Mlle Polaire. The comedienne with the waist of a wasp and enormous beet
(sic). (1)

J'étais stupéfaite.
Je n'ai jamais prétendu être la plus jolie femme du monde, mais je me défends d'en être la plus laide ; et
« je chausse une pointure » – comme disent les demoiselles de magasin – fort normale.

                                        PUBLICITÉ AMÉRICAINE

Cette manière de concevoir la réclame était si fantastique que le premier moment de colère passé, je me mis à rire et je me consolai en pensant que même caricaturée de la sorte, je n'étais pas plus hideuse que les gratte-ciels.
Un journaliste voulut m'expliquer gentiment que mon directeur – j'allais écrire mon barnum – avait simplement voulu ainsi provoquer la curiosité de ses concitoyens, et avec de grosses recettes,
« faire de l'argent, ce qui était le principal ». Enfin je me remis en marche, accompagnée par ma nombreuse escorte.
Les hôteliers que je visitais tout d'abord me refusèrent de me loger – parce que je ne voulais pas me séparer de mon chien, ma pauvre petite Fifi – morte depuis – et qui aurait pu tenir aisément dans un manchon !
Après deux heures de démarches, je trouvai une pension de famille tenue par un Français qui voulut bien nous accueillir. Dès que j'eus fini une toilette rapide je me fis conduire chez M. Hammerstein.
Je le mis au courant de mes vicissitudes.
Il parut navré, et très inquiet de toutes ces complications. Il dicta à une sténographe
« une note pour la presse », reçut la cohorte des journalistes qui ne m'avaient pas abandonnée, et leur confia sous le sceau du secret que je ne pourrais sans doute pas débuter. J'étais furieuse : mollement il me prodigua des paroles aimables, mais peu rassurantes, et il me donna rendez-vous pour le lendemain seulement.
Je dormis fort mal et mon réveil fut empoisonné par la lecture des journaux dans lesquels les longs articles sur moi étaient fort pessimistes, et mettaient en doute mes débuts.
Dans le courant de la journée, je rendis de nouveau visite à M. Hammerstein. Il m'apprit qu'il avait consigné à la douane une somme de 125.000 dollars, qu'on ne lui rendrait que lorsque je quitterais la terre américaine. Moyennant ce formidable cautionnement je rentrais en possession de mes bagages et de mes bijoux. Cette solution me calma.
Avant même que j'eusse pris congé de mon directeur, j'assistais à la même cérémonie que la veille : il dicta à une sténo une note pour la presse, et reçu les journalistes...
Au surplus, c'est un aimable directeur. A New-York, comme à Paris, l'ingéniosité des petits commerçants est égale à celle des puissants bussinessmen (sic) ; l'affiche dont j'ai donné le texte avait inspiré les camelots, et, à l'alentour (sic) du
« Victoria Variétés », il y en avait plus d'une cinquantaine durant toutes mes représentations qui vendaient des cartons découpés en rond et d'un tour égal à ma taille :
– Achetez mesdames criaient-ils, la taille de Mlle Polaire et comparez-là à la vôtre.
De mon voyage en Amérique on connaît – grâce à certains journaux – les principaux incidents, mais on en ignore l'épilogue. Moi-même je l'ai appris voici un mois à peine, quand M. William Hammerstein, de passage à Paris, est venu me demander de reparaître un jour prochain sur la scène du Victoria Variétés.
Après une première visite, durant laquelle il m'avait fait différentes propositions, il revint me voir pour connaître ma réponse. Nous tombâmes facilement d'accord. Comme il s'apprêtait à prendre congé de moi, je lui dis en riant :
– J'accepte, à condition que je n'aurai pas de la douane américaine le même accueil que la dernière fois.
– C'est entendu, me répondit-il avec son fort accent yankee, et dans un gros rire, nous saurons trouver une autre publicité !
Et, sans rougir, il m'avoua – avec une franchise qui me força à lui pardonner –- qu'ayant des amis très puissants dans les douanes, il avait réclamé de cette administration un traitement à mon égard purement arbitraire !

Polaire (Signature)

(1) Mlle Polaire,
La femme la plus laide du monde, arrive.
Si vous croyez que vous avez une petite taille, venez et voyez Mlle Polaire à la taille de guêpe et aux pieds énormes.

Copyright Pierre Lafitte et Cie, 1911


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